Autisme / Neurodiversité · août 10, 2020

« Voyageur, il n’y a pas de chemin »

Contribuer à construire un monde meilleur pour les autistes : le défi d’une vie

« Voyageur, il n’y a pas de chemin »
(Caminante no hay camino, Antonio Machado)

Embarcation abandonnée sur le bord de la mer. Punta Sal, Pérou. 2000

Par Lucila Guerrero. Article publié par la revue L’Express de la Fédération Québécoise de l’autisme édition Printemps 2020.

L’étrangère

En arrivant au Québec, à l’automne 2001, j’avais le cœur rempli de rêves. Celui que je chérissais le plus, après tout ce que j’avais vécu dans mon pays d’origine, c’était tout simplement de pouvoir vivre ma vie en sécurité. Je voulais également cultiver ma relation de couple, créer des liens d’amitié avec des gens de ma nouvelle terre d’adoption et poursuivre ma carrière professionnelle d’informaticienne, que j’adorais. Autrement dit, je voulais devenir une bonne citoyenne. Nouvelle immigrante péruvienne, mon objectif le plus pressant était, bien sûr, d’apprendre le français. Ma motivation était si grande que j’allais en classe 30 heures par semaine et que je continuais d’étudier de retour à la maison le soir! Et cela a porté fruit : j’ai terminé ma francisation en 14 mois seulement, au lieu de 18, avec une moyenne de 94! C’était bien parti!

Compte tenu des rapides progrès de l’informatique à cette époque, il m’est apparu qu’une formation pour mettre à jour mes connaissances était nécessaire. J’ai donc décidé, après ma francisation, de suivre la formation de Gestion de réseaux en Linux, une AEC (Attestation d’études collégiales). Fière des résultats obtenus, je me voyais si proche de réaliser mon rêve professionnel dans un nouveau pays! Avec persévérance et intérêt, j’ai terminé avec succès mon stage en entreprise, et voilà, j’étais prête à travailler! Un moment inoubliable qui m’a remplie de joie, d’espoir, et aussi de gratitude envers mon mari qui, pendant ce temps, était seul à travailler pour me permettre d’étudier.

Maternité

Deux semaines plus tard, j’ai appris que j’étais enceinte! C’était toute une surprise. La maternité n’était alors pour moi, à vrai dire, qu’un rêve parmi bien d’autres… Sur ce point, j’avais choisi de laisser la nature prendre la décision à ma place, de faire confiance à sa sagesse. Je ne faisais rien de particulier pour favoriser une grossesse, ni pour l’éviter non plus!

Du fait que mon ventre avait encore sa forme habituelle et que je ne sentais toujours pas d’activité de la part de mon futur bébé, il m’a été difficile, lors des premières semaines, d’imaginer que je portais un minuscule être humain qui se développait tout bonnement à l’intérieur de mon propre corps! Ce n’est qu’après avoir été informée par mon médecin que ma grossesse était à risque avec l’éventualité menaçante de la possible perte de cet enfant que j’ai commencé à vraiment prendre conscience de sa réalité en moi, et que mon instinct maternel s’est éveillé, m’amenant à vouloir protéger cette vie que je portais en moi. Dès lors, la maternité est devenue mon seul et unique champ d’intérêt. Il me fallait pouvoir offrir le meilleur de moi-même à ce fils qui allait venir au monde.

Collection familiale, 2004

Dans cet état d’esprit, il va sans dire, que je lisais alors énormément sur le thème de la maternité à la bibliothèque ou sur Internet, et que j’échangeais beaucoup avec d’autres femmes sur cette question. Je prenais soin de moi, de ma santé et de mon alimentation. J’ai commencé à photographier mon ventre et j’écrivais mes nouvelles expériences sous forme de récit ou de poésie. Peu à peu, mon sentiment d’amour maternel fleurissait, surtout lorsque des signes concrets de la présence de mon enfant se faisaient sentir, comme lors de la première photo du fœtus ou lorsque j’ai ressenti ses premiers mouvements dans mon ventre…

Et finalement, Luka est né! Mon beau Luka… Sa naissance constitue le moment le plus merveilleux de ma vie! Le prenant dans mes bras pour la première fois, je lui ai promis de toujours l’aimer et le protéger. Toute au bonheur de ce moment de grâce, j’étais bien loin d’imaginer la suite. Pour moi, il allait de soi que je reviendrais bientôt à mon métier adoré, l’informatique, dès que mon fils serait assez grand pour fréquenter une garderie.

Détour nécessaire

C’est à cette époque que je me suis découvert, en même temps qu’un besoin impérieux d’écrire, une passion pour la photographie. Activité concordante avec ma nouvelle vie de maman, il s’agissait pour moi d’un merveilleux moyen d’expression, dont j’ai vite fait une pratique quotidienne. D’ailleurs, la maternité comportait plus de défis que ce à quoi je m’attendais. À cause de sa grande réactivité sensorielle et de ses difficultés motrices, mon fils occupait presque la totalité de mon temps, de mon attention et de mon énergie. Notre quotidien était ponctué de nombreux réveils la nuit et de rituels variés.

Pour soutenir le développement difficile de mon fils, je devais aller à son propre rythme, ce qui n’était pas évident. Malheureusement, ce n’était pas toujours bien vu. Mon mari ne comprenait pas, et il est parti. Les amis aussi. Et alors bonjour l’isolement! Les jugements de mon petit entourage sur ma façon bienveillante d’éduquer mon enfant n’ont pas aidé à le réduire. On me disait, par exemple, d’ignorer ses pleurs ou encore de le punir pour qu’il ne devienne pas un « enfant roi ». Ne sachant pas comment expliquer aux autres les besoins particuliers de mon fils ni sa détresse dans certaines circonstances, je préférais rester en silence et ainsi éviter les conflits. Avec le temps, j’ai mieux compris ce qui lui arrivait et comment l’expliquer aux autres. Mais à l’époque, ma compréhension de ses difficultés était limitée et tout intuitive.

« Le temps règle bien des choses », me disais-je pour m’encourager à la patience, avec la certitude que tout irait mieux dans quelques mois. Avec le recul, je crois encore que c’était assez vrai. Sauf que pour que cela se produise, le temps a dû se faire attendre un peu plus longtemps que quelques mois… Et pendant ce temps, ma vie n’a pas tout à fait été un long fleuve tranquille…

Autisme

Vers l’âge de deux ans et demi, mon fils nous a demandé de l’appeler « Tren Azul » (train bleu) au lieu de son vrai prénom. J’ai respecté ce désir, à la maison ou ailleurs, pendant une vingtaine de mois, en me disait que c’était uniquement une manifestation de son imaginaire. Je n’avais d’ailleurs jusqu’alors jamais noté quoi que ce soit d’inquiétant chez lui, d’autant plus qu’il me ressemblait tellement dans ses manières d’agir! Selon moi, c’était tout simplement sa personnalité qui était en cause. Pour en avoir le cœur net cependant, je suis allée consulter quelques spécialistes. La réponse fut claire : non seulement mon fils était autiste, mais moi aussi!

Collection familiale, 2009

Saisie par le besoin impérieux de mieux me connaître après cette révélation, je suis alors entrée dans une intense période d’introspection. Toujours accompagnée par « mes alliées » très chères, l’écriture et la photographie, je me suis découvert dans ce processus des qualités et des valeurs que je ne soupçonnais même pas, et j’ai compris que malgré ma différence, j’étais une personne très belle intérieurement finalement! J’ai aussi constaté que j’avais le droit de vivre en accord avec ma manière d’être naturelle, que je n’avais pas à la changer pour plaire aux autres. Et j’ai alors réalisé les erreurs, sinon les horreurs, que l’on peut commettre en essayant de normaliser les gens pour les faire entrer de force dans le moule de la conformité. J’ai pleuré en voyant tant d’injustices commises contre des personnes comme moi, tant d’humiliations dévastatrices subies par mes pairs au nom de la très sainte normalité. Je me suis alors donné un défi : celui de contribuer à la construction d’un monde meilleur pour les autistes, un monde d’accueil et de respect de l’infinie diversité humaine. Comment allais-je faire? Je l’ignorais.

Un nouvel itinéraire

« Le chemin se fait en marchant » (Se hace camino al andar, Antonio Machado)

Ainsi, ma vie a pris un virage majeur sans daigner m’indiquer le nouvel itinéraire à suivre. C’était à moi d’en spécifier le parcours, jour après jour, intuitivement. Mon fils avait commencé l’école et j’avais un peu de temps pour planifier mon propre avenir professionnel. À bien y réfléchir, la création d’un poste de travail à la maison était pour moi la seule option vraiment envisageable pour concilier ma vie de mère monoparentale et le travail. Il me fallait, idéalement, un travail relié à l’art, qui occupait, depuis quelques années déjà, une place importante dans ma vie comme outil de création et moyen d’expression. Il m’est apparu que la photographie facilitait mes échanges avec les milieux de la culture et de l’autisme, d’autant plus que mes photos étaient fort appréciées déjà. J’ai donc décidé en 2010 de les faire connaître publiquement par la création d’un site Web. Puis, au fil de mes formations, de mes activités de réseautage au sein de divers organismes, de présentations d’expositions et de kiosques, j’ai acquis progressivement de l’expérience, ce qui m’a permis de mieux définir ma démarche : celle d’une artiste exploratrice de la complexité et de la diversité de l’être humain et de ses interactions.

L’année 2013 reste pour moi une année particulièrement intense tant dans mes réalisations professionnelles que dans ma vie familiale. D’un côté, il y a eu la publication de mon premier livre Lundi, je vais être Luka, un témoignage sur la maternité et la vie au sein d’une famille d’autistes. Il y eut aussi l’obtention de mon statut d’artiste professionnelle selon la loi, la cofondation du mouvement Aut’Créatifs voué à la reconnaissance positive de l’autisme, et le début d’une activité de conférencière sur l’autisme. Ces événements ont marqué une étape importante dans ma carrière d’artiste engagée.

Collection familiale, 2015

Pendant ce temps, mon fils vivait une période de turbulences traumatisantes en milieu scolaire, où des épisodes d’injustice, des punitions et de l’intimidation fréquente ont fragilisé son estime de soi au point qu’il aspire à commettre l’irréparable et à en finir, lui si jeune! Par chance, j’avais décidé de travailler à la maison! Car comment aurais-je pu, sinon, aider mon fils pendant cette période critique si j’avais été en entreprise avec un horaire effréné? Je n’ose y penser…

Après de nombreux échanges avec les responsables de l’école de mon fils, il s’est avéré qu’un changement d’établissement s’imposait pour son bien émotionnel. Avec comme conséquence logique que ma liste de tâches urgentes à accomplir s’est élargie considérablement. Ainsi, en plus de la gestion de la maison, de l’aide aux devoirs et du soutien particulier au développement de mon enfant, il me fallait maintenant voir à l’organisation de son transfert dans une nouvelle école en plein milieu de l’année et, en raison d’un manque de services publics spécialisés, devenir moi-même « l’intervenante » pour lui offrir de l’aide spécifique dont il avait impérativement besoin pour se rétablir des traumatismes qu’il venait de subir en milieu scolaire. Qu’il m’a fallu de temps, de patience, d’amour et d’explications pour l’aider à se soigner de ses blessures invisibles, découlant de l’incompréhension, des préjugés et des idées fausses qui circulent encore et toujours dans la société!

Projets et collaborations

Parallèlement à cela, je poursuivais divers projets photographiques visant à explorer les aspects invisibles de la condition autistique, tels que la perception sensorielle, l’amour, la joie et la fierté. Il s’agissait de proposer des perspectives nouvelles sur leur vie, de célébrer la diversité humaine et l’unicité de chaque être humain. Mes collaborations avec divers organismes voués à l’art ou à l’autisme sont devenues de plus en plus fréquentes, m’amenant à travailler en équipe avec des parents, des professionnels, des intervenants et d’autres acteurs de la communauté de l’autisme. En 2015, j’ai accepté de siéger au comité de pilotage du Réseau national d’expertise en autisme. La même année, avec deux mamans amies, j’ai cofondé la Coalition de parents d’enfants à besoins particuliers, un organisme qui regroupe les parents militant pour une éducation adéquate et inclusive de tous les élèves qui fonctionnent autrement.

Avec le temps, ces divers engagements m’ont permis d’acquérir une vision sociale plus large et une compréhension plus approfondie de la complexité et de la diversité des réalités vécues par les personnes autistes et leurs proches. Pourtant, je me rendais compte qu’il fallait faire mieux. Ma tâche n’était pas accomplie.

Implication sociale

Depuis les quelques dernières années, cherchant à mieux connaître les facteurs de fragilisation de santé mentale des personnes autistes, c’est surtout l’aspect social de l’autisme qui m’intéresse, et plus particulièrement la problématique de la stigmatisation, de l’exclusion et de la normalisation de ces personnes. Je m’intéresse également au vécu de leurs familles et de leurs proches, car ces personnes aussi vivent du stress, de l’incompréhension, des jugements et de l’isolement.

C’est dans ce contexte, réfléchissant à mes projets, que j’ai commencé à me demander comment concilier mes différentes compétences, mon intérêt pour la recherche, mes projets artistiques et mon action sociale, afin de mettre tout cela au service de ma communauté, dans le respect de la personne que je suis devenue. Un professionnel du milieu de l’autisme m’a alors mise au courant d’une formation qui pouvait s’avérer fort pertinente pour moi : le programme de mentorat pour pairs aidants de rétablissement en santé mentale que le Département de psychiatrie de la Faculté de médecine de l’Université de Montréal offrait pour la première fois en 2016.

Le rétablissement est une approche centrée sur l’individu et la relation humaine. Son objectif est de faire progresser la personne aidée vers un plus grand bien-être et une meilleure qualité de vie en tenant compte des réalités particulières qu’elle vit. Cette formation s’accordait étroitement avec mes principes, étant déjà convaincue que l’écoute, le respect et la valorisation de la personne et de ses spécificités peuvent favoriser une évolution positive. Mon stage en équipe clinique a été indéniablement riche en apprentissages d’histoires humaines et il m’a permis de confirmer que j’étais sur la bonne voie.

Nouvelles portes

Un deuxième livre a suivi, Aimer dans l’imbroglio, qui propose une vision des rapports de société mettant en lumière l’importance de l’amour dans la vie de personnes autistes, et qui appelle à un dialogue collectif sur cette question afin d’identifier des solutions aux multiples difficultés sociales vécues par elles.

À la même époque, de nouvelles portes se sont ouvertes pour moi. D’abord, Catherine des Rivières-Pigeon m’invitait à collaborer à son livre Autisme : ces réalités sociales dont il faut parler. Elle m’a aussi invitée à me joindre à ÉRISA, l’équipe de recherche en autisme et inclusion sociale qu’elle dirige. D’autres équipes de recherche sociale en autisme m’ont également accueillie durant cette période. Nous travaillons toujours ensemble avec beaucoup de respect dans l’espoir d’obtenir des résultats qui permettent de mieux comprendre l’autisme et ses problématiques pour pouvoir proposer des solutions mieux adaptées. À mon avis, il est nécessaire de multiplier ce genre de recherche afin de mieux comprendre les conditions de vie des personnes autistes et de leurs proches, qui sont, après tout, eux aussi concernés par ces conditions.

De l’espoir à l’horizon

Ce parcours de vie largement non planifié m’a inopinément remise sur la voie de mon défi initial : contribuer à la construction d’un monde meilleur pour les autistes dans l’accueil et le respect de l’infinie diversité humaine. Le chemin parcouru jusqu’à maintenant a été long et tumultueux, mais en plus des nombreux obstacles dont il fut parsemé, il comportait beaucoup de joies! Je constate, par exemple, que le discours sur l’autisme devient progressivement plus respectueux dans la communauté de l’autisme. Il m’apparaît aussi que la recherche participative émerge de plus en plus, et que le partenariat avec des personnes autistes dans l’élaboration de projets conçus pour elles devient peu à peu pratique courante au Québec. Et je perçois plus de concertation entre organismes, personnes autistes, parents et professionnels. Ce sont d’excellentes nouvelles.

En 2020, je célèbre mes 15 ans de maternité! Un parcours qui fut loin d’être de tout repos. En essayant de concilier mes vies familiale et professionnelle, j’ai vécu bien du bonheur et nombre de petites victoires, mais aussi beaucoup de déceptions, de tristesse et d’impuissance. Pour ce qui est de Luka, il est devenu un adolescent passionné de musique, de soccer, et désireux d’offrir des conférences pour témoigner sur divers aspects de sa vie.

Et je continue d’être une femme artiste engagée. Pour moi et pour les autres. Pour la recherche de solutions contre la stigmatisation et l’exclusion sociale. Pour notre droit au bonheur. Je veux que la qualité de vie de mon fils et celle des autres personnes autistes soient meilleures que la mienne. Après m’être tant questionnée sur le sens de la vie, mes implications pour cette belle cause donnent un sens à ma vie. Je continue à aimer mes proches, mes pairs autistes et les êtres vivants dans leur ensemble. Car c’est l’amour qui me procure la paix, l’inspiration, la force.

Translate »
Copy Protected by Chetan's WP-Copyprotect.