Art / Autisme / Neurodiversité · juillet 10, 2024

De l’empathie : entre niches et ordures.

Par Lucila Guerrero
Ce texte a été publié dans le livre Notre richesse, Aut’Créatifs, 2022

De l’empathie : entre niches et ordures

Pour une conception rationnelle et empathique des besoins propres aux autistes

« La construction de niche est ce que les animaux font depuis des lustres : l’oiseau construit un nid, le castor construit un barrage. Ils modifient l’environnement pour répondre à leurs besoins uniques. Nous devons faire de la construction de niche un outil essentiel pour améliorer la vie des autistes… » Thomas Armstrong

Le nid des bonnes intentions

Nous étions en juillet, la belle saison ! J’entendais des roucoulements et des battements d’ailes sur mon balcon. Je me suis approchée à la fenêtre pour voir ce qui se passait. Un couple de pigeons avait commencé à construire son nid sur le sol, à l’arrière de la porte. « Comme c’est mignon ! » – me je suis dit. Avec toutefois une petite inquiétude. Je risquais de ne plus pouvoir ouvrir ma porte sans les déranger.

Cherchant une solution à ce problème, j’ai installé, pendant leur absence, dans le coin opposé du balcon, une boite en carton avec branches, feuilles, brindilles et nourriture à l’intérieur. Quand ils seront de retour, me disais-je, ils verront ce beau petit nid déjà prêt, et ils décideront à coup sûr de s’y installer !

Mais j’avais tort. De retour, la pigeonne s’était réinstallée dans son nid, ignorant mon beau nid artificiel ! Mais mon effort n’était tout de même pas complètement perdu : son conjoint avait sorti de la boite chaque branche, feuille, et brindille disponible, une à une, pour les déposer dans leur propre nid…

Belle leçon de la nature. Je venais de saisir qu’en tant qu’être humain, je n’étais pas en mesure de bien comprendre leur projet de nid, et du coup de décider à leur place comment devait être leur nid. Le nid est la niche des oiseaux. La construction d’un nid est une affaire qui concerne d’abord et avant tout les oiseaux, pas les humains, fussent-ils pleins de bonnes intentions.

Ainsi, sauf pour les matériaux, qui se sont finalement avérés très convenables pour eux, mon offre de nid a tout simplement été rejetée par ces oiseaux. Et tout mon enthousiasme, tout mon amour de la nature et tout mon désir d’aider ces pigeons n’y ont rien pu. Ils ont pris de mon offre non pas ce que j’ai candidement voulu qu’ils en prennent, mais ce qu’ils ont bien voulu en prendre… Car mon point de vue était celui d’un humain, pas celui d’un pigeon. J’étais bien naïve ! Comme si le seul fait d’être un être humain intelligent faisait de moi une experte de toutes les formes de vie ! J’avais fait, au fond, la chose même que je critique si souvent : imposer mon point de vue aux autres…

Avec des bonnes intentions et de l’empathie, j’ai construit une solution basée uniquement sur ma propre interprétation de la réalité.

Mea-culpa.

Selon Thomas Armstrong (2011), l’un des facteurs de réussite essentiels dans la vie d’une personne dépend de l’adaptation de son environnement à ses caractéristiques propres, et en particulier à son cerveau unique. Dans cette perspective, la construction du lieu d’existence d’une personne, de sa « niche », est une affaire cruciale. Avez-vous remarqué qu’il n’existe pas deux niches identiques dans la nature ? Cela est vrai aussi pour les humains : chaque personne est unique et a conséquemment les besoins qui lui sont propres. Combien de malentendus surviennent lorsque quelqu’un adopte une perspective différente de celle de la personne qu’il veut aider, croyant bien faire, croyant l’aider réellement, la soutenir, et même lui faire plaisir.

Les accompagnements non désirés
Les jugements sans bien connaître
Les interventions imposées
Les aides non nécessaires
Les déclarations injustes
Les compliments insidieux
Les décisions sans consulter

Tout cela est peut-être plus grave que de simples malentendus. Il est clair que nous, les autistes, avons bien des choses à raconter. Nous sommes un groupe minoritaire de personnes considérées d’emblée comme troublées, et on essaie depuis plus d’un siècle de nous soumettre à une manière soi-disant « meilleure » de vivre, de penser, de ressentir et d’agir, une manière qui soit conforme au dictat des normes établies par et pour la majorité. La volonté de la majorité non autiste de nous construire une « niche » sans nous demander notre avis vient peut-être d’un désir sincère de nous rendre plus heureux. Mais cette niche est standardisée et nous est imposée. Et elle est souvent incompatible avec notre manière d’être, étant conçue d’un point de vue non autiste pour répondre à des besoins qui ne sont pas toujours les nôtres. Résultat ? Alors qu’elle est censée nous rendre plus heureux, cette niche nous convient souvent fort mal et nous oblige à faire de pénibles efforts d’adaptation, nous infligeant ainsi de la souffrance et nous causant des blessures morales difficiles à guérir qui fragilisent notre santé mentale. Une niche mal adaptée peut contribuer à développer chez nous les autistes le sentiment de ne pas être à la hauteur des attentes sociales, nous amenant ainsi à vivre constamment dans l’incertitude quant au bien-fondé de nos actions, à être constamment dans la crainte de ne pas être acceptés.

Le paradoxe des bonnes intentions

Comme on sait, l’enfer est pavé de bonnes intentions. Selon Heasman et Gillespie, 20191, les personnes non autistes tendent à surestimer l’aide qu’elles apportent aux personnes déclarées autistes, si bien qu’elles risquent dans les faits de ne pas les aider de manière adéquate tout en étant convaincues du contraire. Dans mes échanges avec diverses personnes de la communauté d’autistes, j’ai entendu des histoires de gens qui, convaincus d’« agir pour le bien », offrent une aide qui s’avère souvent inefficace, voire nuisible. C’est que leur connaissance de l’autisme est en partie fondée sur de fausses prémisses à notre égard, faute de s’informer auprès de nous pour comprendre nos besoins réels.

Le traitement des ordures et les bonnes intentions

Lors de mes études en analyse de systèmes informatiques, on enseignait le principe Garbage In, Garbage Out (« ordures à l’entrée, ordures à la sortie »), ou GIGO. Selon ce principe, si l’on fait entrer de la mauvaise information dans un système, celui-ci produit un mauvais résultat. En fait, ce principe s’applique à n’importe quel système, processus ou procédure : une recette de cuisine, le calcul des impôts, le développement d’un programme de soutien, une recherche sur l’autisme…

Il existe de nombreux projets dont le but est d’aider les autistes à mieux vivre, qu’il s’agisse de la conception de modèles d’intervention, d’accompagnement, de transfert de connaissances, de développement de théories, etc. La plupart du temps, ces projets sont conduits avec une bonne volonté évidente. On peut considérer l’ensemble de ces projets comme un vaste système d’information produisant des réponses de soutien.

Sous cet angle, il est clair que l’on fait bien souvent entrer dans ce système des informations parasites (« garbage in »), avec comme conséquence logique qu’il produit en sortie des informations parasites (« garbage out »), et donc des réponses de soutien inadaptées. L’exemple le plus flagrant d’information parasite qui entre dans les systèmes de soutien aux autistes est certainement la conception erronée selon laquelle l’autisme est un trouble, une maladie (voir Baron-Cohen, 2017)2. Partir de la prémisse selon laquelle « l’autisme est une erreur de la nature, l’autiste est déficient » mène logiquement à conclure : « On doit te réparer, on doit te normaliser », ou pire : « On doit exterminer ton groupe ». De tels préjugés ne sont pas banals, car ils mènent à une forme de violence larvée non reconnue, dont les manifestations blessent profondément l’estime de soi des personnes autistes. Pour bien comprendre ce processus de discrimination, il faut, selon Botha et Frost (2018)3, considérer les problèmes de santé mentale de la population autiste selon le modèle de stress de minorités. Selon ce modèle, les personnes autistes forment une minorité identitaire qui est à risque d’être exposée à un stress social excessif en raison de son statut social défavorisé et stigmatisé, stress qui pourrait fragiliser leur santé mentale.

Sans la participation des autistes au processus d’édification de leur milieu de vie, de leur « niche », on risque d’introduire dans les systèmes de soutien aux autistes de l’information parasite, qui décrit mal qui ils sont vraiment et quels sont leurs besoins réels. À l’évidence, les autistes disposent d’informations privilégiées sur leurs propres besoins ! Ne pas en tenir compte risque de mener à l’édification de « niches » non adaptées à leur situation, et du coup à des situations de détresse, surtout lorsque ces personnes n’ont pas vraiment le choix d’y résider.

Il importe d’admettre que l’on peut avoir fait fausse route à plusieurs égards dans l’élaboration de programmes d’aide aux autistes. Il faut reconnaître que les personnes autistes sont directement concernées par les systèmes de soutien qui leur sont consacrés, et à ce titre, qu’elles devraient à tout le moins être consultées et prendre part à toutes les étapes d’élaboration de tels systèmes.

Il y a plus de 20 ans que le mouvement de la neurodiversité crie dans le désert pour revendiquer l’acceptation de l’autisme comme une forme de diversité humaine à part entière, qui doit être acceptée et accueillie comme n’importe quelle forme d’humanité. Bien que peu entendue, la voix des autistes est cruciale pour l’élaboration de mesures de soutien qui seraient adaptées à leur situation réelle. Et pourtant, de nos jours, des chercheurs autistes produisent des théories et de nouvelles connaissances très pertinentes sur l’autisme. Ainsi, Chapman (2019)4 propose d’approfondir une nouvelle perspective de l’autisme qui prendrait la place des théories réductionnistes actuelles. Il conçoit l’autisme comme une forme d’humanité qui se caractérise par un esprit particulier, par une façon spéciale de penser, de comprendre et d’interagir avec le monde. À cet égard, leurs différences et leur statut de minorité sont susceptibles de leur causer de l’anxiété et des difficultés d’adaptation. Il oppose cette conception aux visions traditionnelles de l’autisme qui mettent l’emphase sur les différences conçues en tant que déficiences, par exemple la propension à trop systématiser ou à un manque d’empathie. L’auteur remet en question le fait que le manque d’empathie soit une caractéristique propre de l’autisme en invoquant la notion de double empathie proposée par Milton (2012)5.

Selon cette notion, les autistes et les non-autistes établiraient une relation réciproque de faible empathie envers les membres d’un autre groupe, mais de plus forte empathie envers ceux de leur propre groupe (voir les notions bien connues d’endogroupe et d’exogroupe). Ainsi, si les autistes semblent éprouver peu d’empathie envers les non-autistes, la chose est réciproque ! Donc, les comportements des personnes autistes s’expliquent, il suffit d’essayer de les comprendre en s’intéressant à eux avec empathie.

Et si les bonnes intentions étaient réellement bonnes ?

En tenant compte du point de vue des autistes et en intégrant leur contribution à l’élaboration des systèmes de soutien qui leur sont destinés (incluant les projets d’intervention, la recherche, etc.), nous obtenons plus que de simples manifestations de bonnes intentions : nous obtenons de l’information de première main très pertinente, qui peut efficacement contribuer à améliorer la compréhension des besoins réels des personnes autistes.
Dans la valse des informations d’entrée et de sortie qui traversent les différents systèmes de soutien aux autistes, il importe de veiller à la qualité des entrées ! Si nous partons de la prémisse justifiée que l’autisme est une forme de vie humaine aussi valable que n’importe quelle autre qu’il s’agit d’une simple variante parmi une infinité de variantes humaines, les réponses produites par ce système changeront radicalement et s’avéreront sans nul doute beaucoup plus adaptées aux besoins réels des autistes. Une telle prémisse mènera à coup sûr à une bien meilleure acceptation des personnes autistes et à beaucoup plus de bienveillance à leur égard de la part des personnes non-autistes.

Elle pourra ainsi contribuer à la création de milieux de vie plus respectueux de leur personne, à la construction de « niches » à leur mesure !


Un système idéal de soutien aux autistes fonctionnerait comme suit :

Entrée d’information dans le systèmeRéponse du système
L’autiste est un être humain précieux
La parole des autistes est importante.
L’autiste n’est pas inférieur ni supérieur.
L’autiste a des droits comme tous, et en particulier le droit de vivre et le droit d’une vie conforme à son esprit autistique.
On l’accepte tel qu’il est.
On l’écoute avec intérêt.
On le valorise.
On le respecte.

Un tel changement de paradigme dans l’information traitée par les systèmes de soutien aux autistes, fondé sur l’acceptation de la grande diversité des formes d’intelligences humaines, ne pourra que produire nombre de retombées heureuses pour eux, telles que l’amélioration de leur estime de soi, de leur santé mentale et de leur sentiment d’appartenance à la société, et ultimement de leur qualité de vie. C’est une évidence. J’y crois sincèrement.

Les pigeons, les autistes et l’empathie

Pour terminer, revenons à notre couple de pigeons, et rappelons la leçon que nous avons tirée de leur comportement : les pigeons disposent naturellement d’une sagesse qui leur permet de s’adapter à la nature, si bien qu’ils savent spontanément quel nid leur convient le mieux. Cette sagesse de la nature s’applique parfaitement aux autistes : ils savent naturellement quel milieu de vie leur convient le mieux.
Finalement, au terme du déploiement de ce texte, je pense qu’il ne s’agirait pas uniquement d’une question d’empathie.

L’empathie sans humilité ni ouverture d’esprit, pour une meilleure connaissance de l’autre, pourrait être inefficace lors de la recherche de solutions.
Même si nous avons des bonnes intentions…
Lucila Guerrero ©

Je remercie Claude Ali pour la révision linguistique de ce texte.

1Heasman B and Gillespie A (2019) Participants Over-Estimate How Helpful They Are in a Two-Player Game Scenario Toward an Artificial Confederate That Discloses a Diagnosis of Autism. Front. Psychol. 10:1349. doi: 10.3389/fpsyg.2019.01349 93
2 BaronCohen, S. (2017), Editorial Perspective? : Neurodiversity – a revolutionary concept for autism and psychiatry. J Child Psychol Psychiatr, 58: 744-747. doi:10,111 1/jcpp.12703
3 Botha, M. et Frost, DM (2018). Élargir le modèle de stress minoritaire pour comprendre les problèmes de santé mentale vécus par la population autiste. Société et santé mentale. https://doi.org/10.1177/2156869318804297 95
4Chapman, R. (2019), Autism as a Form of Life: Wittgenstein and the Psychological Coherence of Autism. Metaphilosophy, 50: 421-440. doi:10.1111/meta.12366
5Milton, D. 2012. « On the Ontological Status of Autism: The ‘Double Empathy Problem’. » Disability and Society 27, no. 6:883–87.

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